Victor Serge
This article was first published in the January 1938 issue of the journal Crapouillot. We hope to publish an English translation in a future issue of What Next?
Les origines: La révolution industrielle du XIXe
siecle
La plus profonde révolution des temps modernes, accomplie en
Europe dans la première moitié du XIXe siecle, passe à peu près
inaperçue des historiens. La révolution française lui a déblayé les voies, les
bouleversements politiques qui s’échelonnent, dans le monde, entre 1800 et 1850,
contribuent, pour la plupart, à la hâter. Le sens du développement historique de
cette époque est nettement discernable: un nouveau mode de production s’établit,
pourvu d’une nouvelle technique. La révolution industrielle débute à vrai dire
sous le premier Empire, avec les premières machines à vapeur. La locomotive est
de 1830. Déjà les métiers à tisser, apparus tout au début du siècle, ont formé,
dans des centres comme Lyon, un prolétariat industriel. En quelques dizaines
d’années, la bourgeoisie, armée du machinisme, transforme, souvent au sens
littéral du mot, la surface du globe. Les usines s’ajoutent aux fabriques et aux
manufactures, changeant la physionomie des villes, leur procurant parfois une
croissance sans précédent. Les chemins de fer et les bateaux à vapeur modifient
les notions mêmes de temps et d’étendue demeurées stables depuis l’antiquité. On
voit se dégager, avec une brutale netteté, les contours des nouvelles classes
sociales et d’après luttes s’engager entre elles. Le "vivre en travaillant ou
mourir en combattant" des canuts lyonnais signifie au monde l’apparition du
Quatrième État, né dans le désespoir. Moins de vingt ans plus tard, deux jeunes
penseurs, à peine connus de quelques cercles de révolutionnaires, affirmeront,
comme naguère Sieyès pour la bourgeoisie, que, n’étant rien, le prolétariat doit
être tout: car tel est bien le sens du Manifesto communiste que Karl Marx
et Engels mettent au point, en 1847, à Paris et Bruxelles, dans de misérables
chambres d’hôtels...
L’Europe s’apprête aux tourmentes de 1848. Ce monde, riche en expériences, sourdement et violemment travaillé par les conséquences de la révolution bourgeoise (1789-93-1800...) dans son statut politique, bouleversé par le machinisme et les modifications de structure sociale qu’il accélère, vit sur des conflits d’idées qui font penser à un combat de Titans. L’Allemagne, l’Italie, l’Europe centrale, morcelées en petits États semi-féodaux, ne font que d’entrer dans la voie de l’unité nationale, de sorte que les aspirations sociales s’y compliquent d’idéalisme national jeune-italien, jeune-allemand, jeune-tchèque... La Russie, entrée dans la vie européenne depuis les guerres du premier Empire, qui ont amené Alexandre Ier et ses cosaques à Paris, demeure une monarchie absolue, fondée sur le servage; l’Angleterre, par contre, où s’achève la révolution industrielle, est une sorte de république couronnée, dans laquelle les bourgeois millionnaires n’ont pas moins de souveraineté que les landlords; les traditions de 89-93 ne cessent d’animer en France des mouvements qui font de ce pays le véritable laboratoire des révolutions. II taut tenir compte de la complexité et du dynamisme, d’aspects multiples, de ce temps pour y voir naître les idées du nôtre.
Karl Marx et Engels, venus d’Allemagne à Paris, cherchent à réaliser la synthèse de la philosophie allemande, de l’expérience révolutionnaire de la France et des progrès industriels de l’Angleterre. Ils jettent ainsi les bases du socialisme scientifique. Ils ont dû, pour y parvenir, réfuter l’affirmation individualiste d’un autre jeune hegelien, qu’ils ont connu à Berlin, Max Stirner, l’auteur de l’Unique et sa Propriété, c’est-à-dire d’un traité, raisonné à fond, de l’individualisme anarchiste. Personne n’a mieux dressé, de toute sa chétive hauteur, l’homme seul, l’Unique, prenant conscience de lui-même, pour résister à toute la machine sociale, que Max Stirner, qui vit et meurt obscurément, dans une campagne de Prusse, en cultivant son champ, seul, incompris même de sa femme. Son oeuvre aide, par opposition, Marx et Engels, qui la critiquent dans l’Idéologie allemande, à poser le problème de l’homme social. Ils rencontrent à Paris deux autres fondateurs de l’anarchisme, Proudhon et Bakounine. Il se trouve ainsi, et nous n’avons pas à nous en étonner, que les créateurs de toute la pensée révolutionnaire moderne ont mûri dans les mêmes combats, formés par les mêmes attentes, quelquefois contradictoires; se sont coudoyés, compris, estimés, éclairés les uns les autres, avant de se diviser, chacun obéissant à sa loi intérieure – reflet d’autres lois plus générales – pour accomplir sa mission propre.
Dès alors, les idées sont fixées. La doctrine individualiste de Stirner, si elle a peu d’adeptes, ne semble pas, après quatre-vingts ans, susceptible d’être revue ou amendée: elle est définitive, dans l’abstrait. La doctrine du Manifeste communiste demeure aujourd’hui la base du socialisme. La gestation de l’anarchisme sera plus longue, puisqu’il n’atteint à ses formules contemporaines qu’avec Kropotkine, Élisée Reclus et Malatesta, sensiblement plus tard, après 1870 et la fin du bakounisme proprement dit; mais les lignes essentielles en sont données dès la moitié du XIXe siècle. Comment ne pas voir dans ce fragment d’une lettre de Proudhon à Karl Marx, datée de Lyon le 17 mai 1846, une des premières affirmations de l’esprit libertaire dans la marche au socialisme:
"Cherchons ensemble, si vous voulez, les lois de la société, le mode dont ces lois se réalisent, le progrès suivant lequel nous parvenons a les découvrir; mais pour Dieu! après avoir démoli tous les dogmatismes a priori, ne songeons point à notre tour, à endoctriner le peuple; ne tombons pas dans la tradiction de votre compatriote Martin Luther, qui, après avoir renversé la théologie catholique, se mit aussitôt à grand renfort d’excommunications et d’anathèmes, a fonder une théologie protestante. Depuis trois siècles, l’Allemagne est occupée que de détruire le replâtrage de M. Luther; ne taillons pas au genre humain une nouvelle besogne par de nouveaux gâchis. J’applaudis de tout mon coeur à votre pensée de produire un jour toutes les opinions; faisons-nous une bonne et loyale polémique; donnons au monde l’exemple d’une tolérance savante et prévoyante, mais parce que nous sommes à la tête du mouvement, ne nous faisons pas les chefs d’une nouvelle intolérance, ne nous posons pas en apôtres d’une nouvelle religion; cette religion fût-elle la religion de la logique, la religion de la raison. Accueillons, encourageons toutes les protestations; flétrissons toutes les exclusions, tous les mysticismes; ne regardons jamais une question comme épuisée, et quand nous aurons usé jusqu’à notre dernier argument, recommençons s’il faut, avec l’éloquence et l’ironie. A cette condition, j’entrerai avec plaisir dans votre association, sinon, non!"1
Proudhon, Bakounine, Marx
Le Qu’est-ce que la propriété? de
Proudhon est de 1840; la Philosophie de la Misère de 1846. (Marx y
répondra par sa Misère de la philosophie...) Esprit juridique, esprit
pratique aussi, de petit artisan français, Proudhon définit la propriété par le
vol, constate en termes d’une clarté parfaite l’antagonisme des possédants et
des salariés exploités, en déduit la nécessité d’une révolution sociale, mais se
réfugie aussitôt dans le mutuellisme. Marx dira de lui que "le petit bourgeois
est la contradiction vivante" – et Blanqui que "Proudhon n’est socialiste que
par l’illégitimité de l’intérêt".2 Kropotkine le justifiera en ces
termes: "Dans son système mutuelliste, que cherchait-il, sinon de rendre le
capital moins offensif, malgré le maintien de la propriété individuelle, qu’il
détestait au fond de son coeur, mais qu’il croyait nécessaire comme garantie
pour l’individu contre l’État?"3 "La révolution qui reste à faire,
écrit Proudhon, consiste à substituer le régime économique ou industriel au
régime gouvernemental, féodal et militaire... Alors le drapeau rouge sera
proclamé étendard fédéral du genre humain." La plupart des arguments qui
alimentèrent la polémique entre Marx et Proudhon se retrouvent encore dans
l’arsenal actuel des marxistes et des anarchistes. L’aversion des anarchistes
pour l’action politique, conçue comme superflue par rapport à l’action
économique, seule valable, date de Proudhon. Comme beaucoup de syndicalistes
d’aujourd’hui, qui ont commencé par être libertaires et révolutionnaires, avant
de s’assagir dans le réformisme, Proudhon, dans le système qu’il préconise,
aboutit à un ensemble de réformes destinées à garantir les droits de
l’individu-producteur et déduites, non de l’étude du devenir social, mais de
principes abstraits, à base de sentiments et de moralité. Le grand moraliste
révolutionnaire se mue ainsi, malgré lui, en conservateur. "Après avoir ébranlé
le système social et proclamé l’imminence de la révolution, il finissait par
sauvegarder le mécanisme actuel sous une forme plus on moins atténuée. S’il se
classe au rang des socialistes par sa critique, il demeure un conservateur
petit-bourgeois dans le domaine de la pratique."4 Le père de
l’anarchisme est aussi celui du réformisme.
Marx a, tout au début de sa carrière, réfuté Stirner, puis combattu Proudhon; les dernières années de sa vie, au sein de la 1re Internationale, il les usera en grande partie a combattre Bakounine, autre incarnation – tout à fait indomptable – de l’esprit anarchiste. De petite noblesse russe, officier dans l’armée du tsar Nicolas Ire, nourri de despotisme au point de ne plus pouvoir vivre que pour la révolution, combattant de 48 à Dresde et à Prague, enchaîné au mur de son cachot d’Olmütz, livré au tsar, enfermé dans les forteresses de Pierre et Paul et de Schlüsselbourg, écrivant là, dans une casemate, une Confession adressée à Nicolas Ire, où fourmillent les passages prophétiques, déporté en Sibérie, évadé, reprenant à travers l’Occident sa vie de révolutionnaire, disciple et traducteur de Marx, adversaire irréconciliable de Marx, fondateur d’une internationale secrète dans la première Internationale des travailleurs, repousse, âprement combattu, parfois diffamé, émeutier, dans ses dernières années, à Lyon et conspirateur à Bologne, il ne renoncera à l’action qu’au dernier moment de sa vie, pour mourir. Il aura beaucoup varié, avec une puissante fidélité à lui-même. Sa définition de l’anarchie, la voici, telle qu’il la donne dans Dieu et l’État: "Nous repoussons toute législation, toute autorité et toute influence privilégiée, patentée, officielle et légale, même issue du suffrage universel, convaincu qu’elle ne pourrait tourner jamais qu’au profit de la minorité dominante et exploitante, contre les intérêts de l’immense majorité asservie."
Citons ici ses jugements, peu connus, sur Marx et Proudhon. Bakounine écrit à Marx, en décembre 1868:
"Mon cher ami! Je comprends maintenant plus que jamais combien tu as raison de suivre le grand chemin de la révolution économique et de nous convier a nous y engager, en méprisant les gens qui errent dans les chemins de traverse des équipées tantôt nationales, tantôt politiques. Je fais maintenant ce que tu fais déjà depuis vingt ans... Ma patrie est désormais l’Internationale dont tu es l’un des fondateurs. Ainsi, mon cher ami, je suis ton disciple et fier de l’être."
Franz Mehring, dans sa biographie de Marx, cite encore les textes suivants, de Bakounine:
"Marx est un penseur économiste sérieux et profond. Son immense supériorité sur Proudhon vient de ce qu’il est authentiquement matérialiste. Proudhon, en dépit de tous les efforts qu’il a faits pour se dégager des traditions de l’idéalisme classique, est néanmoins resté toute sa vie un idéaliste impénitent, il tombait tour à tour sous l’empire de la Bible ou du droit romain, comme je le lui disais deux mois avant sa mort, et c’était toujours un métaphysicien jusqu’au bout des ongles... Marx, en tant que penseur, est dans la bonne voie. Il a établi – c’est sa thèse essentielle – que tous les phénomènes religieux, politiques et juridiques de l’histoire sont non les causes mais les conséquences du développement économique... D’autre part, Proudhon comprenait et sentait beaucoup mieux la liberté que Marx; Proudhon avait l’instinct d’un vrai révolutionnaire quand il ne se laissait pas séduire par les théories et les fantaisies. Il adorait Satan et prêchait l’anarchie. Il est bien possible que Marx parvienne à s’élever à un système de liberté plus raisonnable encore que celui de Proudhon, mais il na pas la puissance spontanée de ce dernier."5
Bakounine lui-même, ses contemporains l’ont quelquefois appelé "l’incarnation de Satan". A travers les dissensions, les intrigues, les polémiques, les manoeuvres où personne, vraiment, n’a le beau rôle, qui mènent à sa perte l’Internationale des travailleurs, un peu avant, un peu après la défaite de la Commune de Paris, l’idée et le sentiment anarchistes se précisent. L’influence de Bakounine finit par l’emporter sur celle de Marx en Espagne, en Italie, en Russie, en Suisse romande et partiellement en Belgique. Au "socialisme autoritaire" de Marx, Bakounine oppose infatigablement, avec des organisations secrètes, son "socialisme antiautoritaire" qui prépare une révolution sociale, immédiate et directe. "Nous ... refusons de nous associer à tout mouvement politique qui n’aurait pas pour but immédiat et direct l’émancipation complète des travailleurs." C’est aussi la querelle du romantisme révolutionnaire et du mouvement ouvrier naissant.6 Alors que Marx et Engels cherchent à bâtir une vaste organisation internationale des ouvriers, appelée à progresser pas à pas, pour devenir l’instrument de plus en plus efficace de la lutte des classes, intervenir dans la vie politique, s’acheminer enfin, avec une puissance irrésistible, vers la conquête du pouvoir, instituer la dictature du prolétariat(dictature contre les classes possédantes vaincues et, sous son autre face essentielle, large démocratie des travailleurs), les bakounistes entendent provoquer à brève écheance la subversion du capitalisme par le simple déchaînement des forces populaires; ils croient à la fois à une spontanéité révolutionnaire des masses arriérées, c’est-à-dire non organisées, et à l’action énergique de minorités; ils condamnent l’action politique, dont ils dénoncent à la duperie, en lui opposant l’action insurrectionnelle; ils dénoncent à l’égal du capital, l’État et le principe d’autorité dont il procède. A la centralisation étatique ils oppose le fédéralisme (non sans centraliser d’ailleurs leur propre organisation). Enfin, Bakounine, qui semble n’avoir jamais compris Marx à fond, garde à certains égards des ideés spécifiquement russes, sur le rôle, dans la révolution venir, de la pègre, des déclassés, des hors la loi, des bandits: il leur attribue une fonction utile et importante. Le banditisme fut souvent, en effet, dans la vaste Russie paysanne, livrée au despotisme, une forme sporadique de la protestation révolutionnaire des masses; et les déclassés, nobles et petits bourgeois passés à la cause populaire commençaient a former une intelliguentsia révolutionnaire. Marx par contre, instruit par l’expérience des pays industriels, savait que le "lumpen-prolétariat" ou "sous-prolétariat en haillons" qui constitue la populace des grandes villes, loin d’être, de par sa nature même, un facteur révolutionnaire, est infiniment corruptible et instable, c’est-à-dire enclin à servir la reaction; c’est sur les masses ouvrières organisées qu’il fondait son espoir et non sur le déchaînement de la populace. Dans l’État et l’anarchie, Bakounine s’indigne de ce que "la populace paysanne qui ... ne jouit pas de la sympathie des marxistes et se trouve à l’échelon le plus bas de la culture" doive être, suivant le schéma de la révolution de Marx, "probablement gouvernée par le prolétariat des villes et des fabriques". En Russie absolutiste et semi-féodale, la paysannerie la plus pauvre est, en effet, un facteur de révolution – dont Bakounine ne fait que surévaluer les capacités; et comme il n’y a guère de prolétariat, on est amené à comprendre l’erreur théorique de l’anarchiste. Marx, par contre, commentant ces lignes, observe avec raison qu’en Europe occidentale, les petits propriétaires ruraux "font échouer toute révolution ouvrière comme ils l’ont fait jusqu’à présent en France" – et lui imposeront à l’avenir toute une politique de gouvernement. "Bakounine voudrait, note-t-il, que la révolution sociale européenne, fondée sur la production capitaliste, s’accomplisse au niveau de l’agriculture des peuples pastoraux russes et slaves!"7
On remarquera que l’anarchisme bakouniste n’enracina que dans les pays agricoles, où il n’y avait presque pas de prolétariat véritable: Russie, Espagne, ltalie. Il fut également influent sur quelques points où, rejoignant la tradition libertaire et mutuelliste de Proudhon, il devint l’idéologie de petits artisans: à Paris, en Suisse romande, en Belgique. Sitôt que le développement industriel s’accentuera dans ces mêmes pays, l’anarchisme y cédera la prééminence, dans le mouvement révolutionnaire, au socialisme ouvrier, marxiste.
Kropotkine, Reclus, Malatesta
Bakounine meurt en 1876. Les trois
têtes qui vont répenser le problème à neuf sont dejà prètes à prendre sa
succession. Le prince Pierre Kropotkine, officier, voyageur et géographe, s’est
lié aux cercles révolutionnaires de Russie, a subi l’influence bakouniste,
étudié Fourrier, Saint-Simon, Tchernychevski. Il s’évade de la forteresse de
Pierre et Paul où conduit forcément sous l’Empire policier toute pensée
désintéressée. Élisée Reclus, jeune savant passionné de connaître la terre, a
passé par les bataillons de la Commune, vu fusiller Duval, marché, prisonnier à
la face poudreuse, sur la route de Versailles. Enrico Malatesta est un ouvrier
italien. Avec eux le communisme anarchiste atteint à la fin du siècle une
étonnante clarté intellectuelle, une rayonnante hauteur morale. Le mouvement
ouvrier s’alourdit de scories et s’embourbe au sein d’une société capitaliste en
plein essor. Vastes organisations syndicales, puissants partis de masses dont la
socialdémocratie allemande est l’exemple, s’incorporent en réalité au régime
qu’ils affectent de combattre. Le socialisme s’embourgeoise, jusque dans sa
pensée qui refoule délibérément les previsions révolutionnaires de Marx; il
s’installe dans la prospérité capitaliste à l’epoque bénie où, le partage du
monde, c’est-à-dire des pays producteurs de matières premières et des marchés,
n’étant pas terminé, l’industrie, le commerce et la finance peuvent se croire
voués à des progrès incessants. Les aristocraties ouvrières et les bureaucraties
politique et syndicale donnent le ton à la revendication prolétarienne assagie
ou réduite à un révolutionnarisme purement verbal. Ce n’est qu’opportunisme,
parlementarisme, réformisme, révision du socialisme avec Bernstein,
ministérialisme avec Millerand, combines politiques. La généreuse intelligence
d’un Jaurès ne l’empêche pas d’admettre la présence, dans un cabinet de
Waldeck-Rousseau, du socialiste Millerand, à côté du fusilleur de la Commune, M.
le général marquis de Galliffet. L’intransigeance doctrinale, quand elle se
manifeste, avec un Kautsky, un Guesde, ne parvient pas à rémonter le courant;
elle reste théorique. De plus, rébarbative, car la vie profonde manqué à ses
formules. Envisagez les conséquences de cet état de choses dans la vie
personnelle: cela compte plus qu’on ne pense de coutume. Le militant a cédé le
pas au fonctionnaire et au politique; le politique n’est souvent qu’un
politicien. Ce socialisme qui a perdu son âme révolutionnaire – plus d’une fois
l’ayant vendue pour un plat de lentilles bien servi dans l’assiette au beurre –
peut-il satisfaire toute la classe ouvrière?
Le prolétariat comprend des couches d’ouvriers mal payés, manoeuvres et professions défavorisées (on esquissera même à leur sujet une théorie des métiers majeurs et des métiers mineurs), des immigrés venus des pays industriellement arriérés, des déclassés, des artisans cultivés menacés de prolétarisation: bref beaucoup d’inquiets, d’insatisfaits, pour lesquels il n’y a pas de prospérité capitaliste, pour lesquels des lors subsiste, dans toute sa dureté, le problème de la révolution et, avec lui, celui de la vie des révolutionnaires. Kropotkine, Élisée Reclus, Malatesta (et bientôt Jean Grave, Sébastien Faure, Luigi Fabbri, Max Nettlau...) leur apportent une idéologie virile, dont le mérite éclatant est d’être inséparable de la vie personnelle. L’anarchisme, tout autant qu’une doctrine d’émancipation sociale, est une règle de conduite. Nous y voyons une réaction profondément saine contre la corruption du socialisme à la fin du XIXe siècle.
Pas plus qu’elle ne saurait être considérée en soi, détachée de son contenu social, une idéologie ne peut l’être détachée de son contenu moral, de ce qu’aujourd’hui on appelerait sa mystique. La théorie du communisme anarchiste, bien que Kropotkine et Reclus aient pris grand soin de la rattacher à la science, procède moins de la connaissance, de l’esprit scientifique que d’une aspiration idéaliste. C’est un utopisme armé de connaissance, et d’une connaissance du mécanisme du monde moderne beaucoup moins objective, moins scientifique que celle du marxisme. C’est aussi un optimisme de déclassés désespérés: les bombes de Ravachol et d’Émile Henry l’attestent.
De la constatation de l’iniquité sociale et de l’acheminement, qu’il observe, vers des formes collectives de propriété, Kropotkine (La Conquête du pain, Pages d’un Révolté) déduit la nécessité de la révolution. Celle-ci doit se faire contre le capital et contre l’État. La société de demain sera communiste et fédéraliste: une fédération de communes libres, formées a leur tour de multiples associations de travailleurs libres. Dans L’Entr’aide, un de ses livres les plus remarquables, Kropotkine s’attache à démontrer que la solidarité fut de tout temps la base même de la vie sociale. Les communes des belles époques du moyen âge, qui se passaient de l’État, lui paraissent préfigurer les communes futures d’une société décentralisée, sans État. Comment travailler pour la révolution? Le communisme anarchiste repousse l’action politique et n’admettra qu’après des années de luttes intérieures l’action syndicale. Il fait appel, plus qu’aux classes sociales, aux hommes de bonne volonté, à la conscience plus qu’aux intérêts économiques des masses. Vivant selon leur idéal d’hommes fibres et désintéressés, les anarchistes éveilleront l’esprit de révolte et de solidarité des masses; susciteront en elles une conscience nouvelle; déchaîneront leurs forces créatrices – et la révolution se fera le jour où les masses auront compris...
Idéalisme
Les écrits procurent une singulière impression
d’intelligence ingénue, d’énergie morale, de foi et, disons le mot,
d’aveuglement.
"Pour résoudre le problème social en faveur de tous il n y a qu’un moyen: expulser révolutionnairement le gouvernement; exproprier révolutionnairement les détenteurs de la richesse sociale; mettre tout à la disposition de tous et faire en sorte que toutes les forces, toutes les capacités, toutes les bonnes volontés éxistant parmi les hommes agissent pour pourvoir aux besoins de tous." (E. Malatesta: L’Anarchie.}
Je ne découpe pas arbitrairement un texte: il n’y a pas de contexte. Les affirmations de ce genre foisonnent dans les publications anarchistes. Sur le "comment s’y prendre", pas un mot d’explication. Parcourons L’Encyclopédie anarchiste éditée à Paris il y a peu d’années. Première page:
"Bien-être pour tous!
Liberté pour tous!
Rien par la contrainte: tout
par l’entente libre!
Tel est l’Idéal des anarchistes. Il n’en existe pas de
plus précis, de plus humain, de plus élevé."
La sociologie de Sébastien Faure procède tout bonnement des constatations suivantes:
1. L’individu recherche le bonheur;
2. La société a pour but de le lui
procurer;
3. La meilleure forme de société est celle qui se rapproche le plus
de ce but...8
De là se déduit, par le simple mécanisme du raisonnement logique, la doctrine de l’entente universelle. Grotius, Bossuet, Mably, Helvetius, Diderot, Morelly, Stuart Mill, Bentham, Buchner sont cités pour finir par Benoît Malon: "Le plus grand bonheur du plus grand nombre, par la science, la justice, la bonté, le perfectionnement moral: on ne saurait trouver plus vaste et plus humain motif éthique." (p.63.)
Sans doute, sans doute, serait-on tenté d’objecter, si l’on ne se sentait désarmé par cette passion du bien public acharnée à tirer d’elle-même tout un édifice de raisonnements derrière lequel disparaît la réalité, mais, encore une fois, comment s’y prendre?
La conclusion de Sébastien Faure est d’un ton prophétique, sans plus:
"Partout, partout l’Esprit de Révolte se substitue à l’Esprit de soumission; le souffle vivifiant et pur de la Liberté s’est levé; il est en marche; rien ne l’arrêtera; l’heure approche où, violent, impétueux, terrible, il souffiera en ouragan et emportera, comme fétus de paille, toutes les institutions autoritaires. C’est dans ce sens que se fait l’Évolution. C’est vers l’anarchie qu’elle guide l’Humanité." (p. 69.)
Le vieux militant écrit ces lignes au bout d’une longue vie de combats, au moment où les régimes totalitaires s’imposent à la fois par la contre-révolution et par la révolution socialiste; où il n’est plus question que de plans, d’économie dirigée, de dictature démocratique et de démocratie autoritaire.
"... En fait comme en théorie, l’anarchiste est antireligieux, anticapitaliste (le capitalisme est la phase présentement historique de la propriété) et antiétatiste. Il mène de front le triple combat contre l’Autorité. Il n’épargne ses coups ni à l’État, ni à la Propriété, ni à la Religion. Il veut les supprimer tous les trois... Nous ne voulons pas seulement abolir toutes les formes de l’Autorité, nous voulons encore les détruire toutes simultanément et nous proclamons que cette déstruction totale et simultanée est indispensable."9
Du point de vue scientifique, cette doctrine d’agitation est en régression très nette sur les synthèses optimistes de Kropotkine et d’Élisée Reclus, aboutissant à une éthique et à un socialisme libertaire réellement fondés sur la connaissance de l’évolution historique. (L’optimisme philosophique, au demeurant, n’a pas besoin d’être justifié; il est, il est une idée force et bien enracinée en nous.) Nous assistons à un déclin de l’anarchisme qui, depuis la guerre mondiale, n’a plus produit un seul idéologue comparable à ceux de la vieille génération. Les militants réputés d’aujourd’hui – Rudolf Rocker, Emma Goldman, Luigi Bertoni, Sébastien Faure, E. Armand, Max Nettlau, Voline, Vladimir Barnach, Aaron Baron10 – sont des hommes d’avant-guerre. Les hommes d’action sont allés au syndicalisme.
Anarchisme chrétien. Individualisme
Deux formes particulières de la
pensée anarchiste, mériteraient d’être étudiées: l’anarchisme chrétien et
l’individualisme, qui d’ailleurs se touchent: "Le salut est en toi." Tolstoï
s’est quelquefois qualifié anarchiste chrétien. L’esprit de révolte contre toute
injustice peut s’affirmer par la non-résistance au mal par la violence. Il n’y
faut qu’un milieu social propice, comme celui des sectes religieuses russes ou
hollandaises.
J’ai vécu autrefois l’expérience de l’anarchisme individualiste français, apparente à d’autres mouvements analogues, notamment aux États-Unis où des Italiens, étudiant Stirner, citant Ibsen, s’inspirant de Josiah Warren, de Benjamin Tucker et d’E. Armand, publiaient une grande feuille au titre fier: Nihil. Qu’il me soit permis de citer ici les notes que j’ai publiées sur ce sujet dans Esprit:11
"L’anarchisme nous prit tout entiers parce qu’il nous demandait tout, nous offrait tout. Pas un recoin de la vie qu’il n’éclairât, du moins nous semblait-il. On pouvait être, catholique, libéral, radical, socialiste, syndicaliste même, sans rien changer à sa vie, à la vie par conséquent. Il y suffisait après tout de lire le journal correspondant; à la rigueur de fréquenter le café des uns ou des autres. Tissé de contradictions, déchiré en tendances et soustendances, l’anarchisme exigeait avant tout l’accord des actes et des paroles, un changement total dans la manière d’être. C’est pourquoi nous allâmes à la tendance extrême (à ce moment), celle qui, par une dialectique rigoureuse, en arrivait, à force de révolutionnarisme, à n’avoir plus besoin de la révolution... Nous y fûmes un peu poussés par le dégoût d’un certain anarchisme académique, très assagi, dont Jean Grave était le pontife aux Temps Nouveaux. L’individualisme venait d’être affirmé par Albert Libertad... Sa doctrine, qui devint la nôtre, était celle-ci: ’Ne pas attendre de révolution. Les prometteurs de révolutions sont des farceurs comme les autres. Faire sa révolution soi-même. Etre des hommes libres, vivre en camaraderie...’. Je simplifie évidemment, mais c’était aussi d’une belle simplicité: Commandement absolu, règle et ’que crève le vieux monde!’. De là partirent naturellement bien des déviations. ’Vivre selon la raison et la science’, conclurent certains, et leur pauvre scientisme, qui invoquait souvent la biologie mécaniste d’Yves Le Dantec, les conduisit toutes sortes de ridicules, comme l’alimentation végétarienne ou fruitarienne, dépourvue de sel, et aussi à des fins tragiques. On vit de jeunes végétariens engager des luttes sans issue contre la société entière. D’autres conclurent: ’Soyons des en-dehors, il n’y a de place pour nous qu’en marge de la société’, sans se douter que la société n’a pas de marge, qu’on y est toujours, y fût-on au fond des geôles, et que leur "egoïsme conscient" rejoignait, parmi les vaincus, l’individualisme bourgeois le plus féroce. Des troisièmes enfin, dont j’étais, tenterent de mener de pair la transformation individuelle et l’action révolutionnaire, selon le mot d’Élisée Reclus: ’Tant que durera l’iniquité sociale, nous resterons en état de révolution permanente...’ (Je cite de mémoire.) L’individualisme anarchiste nous donnait prise sur la plus poignante réalité, sur nous-mêmes. Sois toi-même. Seulement, il se développait dans une autre ville-sans-evasion-possible,Paris, immense jungle, où un individualisme primordial, autrement dangereux, celui de la lutte pour la vie la plus darwinienne, réglait tous les rapports. Partis des servitudes de la pauvreté, nous nous retrouvions devant elles. Etre soi-même eût été un précieux commandement et peut-être un haut accomplissement, si seulement c’eût été possible; cela ne commence à devenir possible que lorsque les besoins les plus impérieux de l’homme, ceux qui le confondent, plus qu’avec la foule de ses semblables, avec les bêtes, sont satisfaits. La nourriture, le gîte, le vêtement nous étaient à conquérir de haute lutte. Le problème des jeunes sans le sou, qu’une puissante aspiration déracine, "arrache au carcan", comme nous disions, se pose en termes à peu près insolubles. Plusieurs camarades devaient glisser bientôt à ce qu’on appela l’illégalisme, la vie non plus en marge de la société, mais en marge du code. ’Nous ne voulons être ni exploiteurs ni exploités’, affirmaient-ils sans s’apercevoir qu’ils devenaient, tout en restant l’un et l’autre, des hommes traqués. Quand ils se sentirent perdus, ils décidèrent de se faire tuer, n’acceptant pas la prison. ’La vie ne vaut pas ça!’ me disait l’un, qui ne sortait plus sans son browning. ’Six balles pour les chiens de garde, la septième pour moi. Tu sais, j’ai le coeur léger....’ C’est lourd, un coeur léger. La doctrine du salut qui est en nous aboutissait, dans la jungle sociale, à la bataille de l’Un contre tous."
Les racines sociales de cette idéologie de jeunes désespérés sont visibles. Plusieurs individualistes sont morts sur l’échafaud, d’autres au bagne; plusieurs ont préferé se faire tuer en résistant à la police, trouvant une suprême satisfaction à livrer seuls leur dernier combat à la société entière. Ils avaient l’étoffe de vrais révolutionnaires et l’époque étouffante était au calme saturé d’électricité de l’avant-guerre.
Par l’erreur individualiste, la pensée anarchiste se rattache le mieux à la philosophie bourgeoise. Nous en apercevons des lors les deux sources opposées: idéalisme prolétarien menant au socialisme libertaire; individualisme absolu poussant à ses consequences extrêmes le darwinisme social de la concurrence capitaliste. On en voit bien la connexion avec le "laisser-faire, laisser-passer", l’antiétatisme, l’individualisme des économistes libéraux, la philosophie positiviste d’un Herbert Spencer (l’Individu contre l’État). La société bourgeoise vit d’individualisme jusqu’au moment où son appareil de la production, démesurément développé, cesse d’être gouvernable par des individus, les trusts et les cartels ayant tué la libre concurrence et la lutte des classes mettant en question la propriété. On decouvre alors les masses, on aperçoit la nécessité d’une organisation supérieure de l’industrie, envisagée dans son ensemble par le plan. La notion même de l’individu ou, mieux, de la personne, s’est modifiée; l’homme nous apparaît plus social que jamais, modelé, enrichi ou appauvri, diminué ou grandi par sa condition; instable, complexe, contradictoire même, car ce que l’on appelait son Moi est surtout le point d’intersection d’une multitude de lignes d’influences. Notre notion de la personne n’en est pas affaiblie, mais rénovée, replacée en quelque sorte dans l’ambiance. Mais l’individualisme anarchiste d’E. Armand, en retard de plus d’un quart de siècle, procède encore d’affirmations comme celle-ci:
"En dépit de toutes les abstractions, de toutes les entités laïques ou religieuses, de tous les idéaux grégaires, à la base des collectivités, des sociétés, des associations, des agglomerations, des totalités ethniques, territoriales, morales, religieuses, se trouve l’unité-personne, la cellule-individu. Sans celle-ci, celles-là n’existeraient point.... L’individu a préexisté au groups, c’est evident. La société est le produit d’additions individuelles."12
Rien n’est moins évident que la préexistence de l’individu par rapport au groupe; il faut tout au moins que la famille le précède. Et nous savons que la famille se dégage peu à peu de la communauté primitive. Tout porte à croire que les espèces animales dont devait naître l’espèce humaine étaient sociables... La société a vraisemblablement précédé l’humanité; elle a en tout cas précédé la personne et l’idée même d’individu, comme l’être précède forcément la conscience, comme la conscience nette naît de la conscience obscure et l’oeuvre de l’ébauche...
L’anarchisme individualiste d’aujourd’hui, vivant sur des idées dépassées, a rénoncé à toute ambition révolutionnaire. Démission oû l’on peut reconnaître l’aveu d’une débilité. Cette tendance se cantonne dans l’organisation des "en-dehors" en portant la plus vive attention aux rapports des sexes...
L’épreuve des révolutions; Bakounine, "révolutionnaire
professionnel"
Ne sied-il pas de juger une doctrine de révolution totale
à l’épreuve des révolutions? Bakounine, pour qui "l’esprit destructeur était
aussi l’esprit créateur", avait sur la pratique révolutionnaire des idées d’une
rude clarté. Le terroir russe lui insufflait une énergie que rien n’affadissait.
On est loin, avec lui, de la vague rhétorique humanitaire et subversive de
l’Encyclopédie anarchiste d’édition récente. (On retrouve, en revanche,
quelque chose de lui dans la biographie d’un Durutti.) Bakounine est mû par le
besoin inextinguible de transformer le monde. Aucune arme efficace ne lui paraît
inadmissible. Antiautoritaire, il a la passion de l’organisation. Bien avant
Lénine, il s’acharne à bâtir – contre Marx, malgré Marx - une vaste organisation
de "révolutionnaires professionnels" au sens strict du mot, dévoués,
disciplinés, obéissant, pour déchaîner la tempête, au "dictateur invisible" –
c’est-à-dire à lui-même. Il invente le noyautage, dans la 1re
Internationale: et c’est là le drame de son Alliance Internationale de la
Démocratie sociale, doublée d’une société secrète, qui devait jouer un rôle
décisif dans la dislocation de l’Internationale des travailleurs (1872).
On est frappé, à l’étudier, par la continuité de sa pensée et de son action. De quelle révolution préparait-il, à la fin de sa vie, l’instrument? De celle qu’il avait concue des 1848. Brupbacher résume ainsi sa conception à ce moment:
"Il projétait, pour la Bohême, une révolts radicale et decisive qui, même vaincue, eût tout bouleversé. Tous les nobles devaient être chassés, tous les ecclésiastiques, tous les féodaux; tous les domaines eussent été confisqués, et on les eût, d’une part, répartis entre les paysans pauvres et, d’autre part, employés à couvrir les frais de la révolution. Tous les châteaux devaient être détruits, tous les tribunaux supprimés, tous les procès suspendus, toutes les hynothèques et toutes les dettes au-dessous de 1.000 gouldens annulée. Une telle révolution eût rendu impossible tout essai de restauration, dût-il être tenté par une réaction victorieuse, et eût également servi d’exemple aux révolutionnaires allemands. La Bohême devait être transformée en un camp révolutionnaire d’où serait partie l’offensive déclenchée par la révolution dans tous les pays... On eût créé à Prague un gouvernement révolutionnaire disposant de pouvoirs dictatoriaux illimités et assisté par un petit nombre de spécialistes. Les clubs, les journaux, les manifestations eussent été interdits, la jeunesse révolutionnaire envoyée dans le pays pour y faire de l’agitation et créer une organisation militaire et révolutionnaire. Tous les chômeurs devaient être armés et enrôlés dans une armée ’rouge’ commandée par d’anciens offlciers et sous-officiers polonais et autrichiens ..."13
Dans la Confession qu’il adresse, de la forteresse de Schlüsselbourg,
au tsar Nicolas I "Je crois qu’en Russie, plus qu’ailleurs, un fort pouvoir dictatorial sera de
rigueur, un pouvoir qui sera exclusivement préoccupé de l’élévation et de
l’instruction de la masse; un pouvoir libre dans sa tendance et dans son esprit,
mais sans formes parlementaires: imprimant des livres de contenu libres, mais
sans liberté de la presse; un pouvoir entouré de partisans, éclairé de leurs
conseils, raffermi par leur libre collaboration, mais qui ne soit limité par
rien ni par personne."
Nous trouvons même ici une nette préfiguration de la théorie du dépérissement
de l’État lui sera formulée par Lénine en 1917:
"Je me disais que toute la différence entre cette dictature et le pouvoir
monarchique consisterait uniquement en ce que la première, selon l’esprit de ses
principes, doit tendre à rendre superflue sa propre existence, car elle nauraif
d’autre but que la liberté, l’indépendance et la progressive maturité du
peuple... "15
Les bakounistes dans la révolution espagnole de 1873-74 Une échauffourée obligea les bakounistes à prendre le pouvoir à Alcoy, cité
manufacturière. Ils créèrent un Comité du salut public – bien que leurs délégués
au Congrès de Saint-Imier eussent décidé, fort peu de temps auparavant, que
"toute organisation d’un pouvoir politique soi-disant provisoire où
révolutionnaire ne peut être qu’une nouvelle duperie et serait aussi dangereuse
pour le prolétariat que les gouvernements existants... "
Aussi lourdement handicapés par leur doctrine, que pouvaient-ils faire? Ils
ne firent rien. Bakounine venait de se déclarer pour la guerre des partisans,
centre la centralisation militaire (Lettres à un Français, 1870). Chaque
commune se battit pour son propre compte. La gendarmerie – la guardia civil –
put les vaincre l’une après l’autre. L’Andalousie fut soumise en quinze jours.
Valence résista deux semaines. Dans tout ceci la division entre
internationalistes (marxistes) et alliancistes (bakounistes, les plus nombreux)
avait joué un rôle aussi funeste que "l’intransigeance" verbale des
républicains. Engels conclut: "Les bakounistes d’Espagne nous ont
incomparablement montré comment il ne faut pas faire la
révolution."17
La révolution russe "Sur ces deux questions de politique concrète: faut-il démolir la
vieille machine d’État et par quoi la remplacer? L’anarchisme n’a rien
apporté même d’à peu près satisfaisant... Nous ne nous séparons nullement des
anarchistes sur la suppression de l’État comme but. Nous affirmons que
pour atteindre ce but, il est indispensable d’utiliser provisoirement contre les
exploitants les intruments, les moyens et les procédés du pouvoir politique, de
même que pour supprimer les classes, il est indispensable d’établir la dictature
provisoire de la classe opprimée. Marx choisit la façon la plus tranchée et la
plus nette de poser la question contre les anarchistes: les ouvriers
doivent-ils, en secouant ’le joug des capitalistes’, ’déposer les armes’, ou au
contraire les tourner contre les capitalistes afin de briser leur résistance?
Or, si une classe fait systématiquement usage de ses armes contre une autre
classe, qu’est-ce là, sinon une ’forme passagère’ d’État?"18
Car "la révolution est bien la chose la plus autoritaire qui soit" (Engels).
On sait la solution de Lénine: démolir de fond en comble la vieille machine de
l’État; édifier tout de suite sur ses décombres un pouvoir – un État –
radicalement différent, nouveau, comme il n’y en eut encore jamais, comme la
Commune de Paris, en 1871, paraît le préfigurer; un État-Commune, sans caste de
fonctionnaires, sans police ni armée distinctes de la nation, où les
travailleurs exerceraient un pouvoir direct par leurs conseils locaux, féderés;
un État, à la fois, tout à fait décentralisé, par conséquent, et pourvu d’un
mécanisme central bien agissant; un État démocratique et libertaire, travaillant
à preparer sa propre résorption dans la collectivité du travail, mais exerçant,
contre les classes dépossédées, une véritable dictature, dans l’intérêt du
prolétariat... Lénine n’est pas un utopiste forgeant des théories; il s’inspire
de ce qui est pour en tirer le plus grand parti vers ce qui doit être. Ce nouvel
État existe déjà à côté, au-dessous de l’ancien, formé en tous lieux par les
Soviets. Il n’y a plus qu’a le consacrer, par le coup de boutoir de
l’insurrection finale. Tout le pouvoir aux Soviets! Si les libertaires
s’incorporaient au mouvement, n’y seraient-ils pas infiniment utiles, demain,
quand il s’agira de le prémunir contre la sclérose bureaucratique? Mais à la
veille de l’insurrection du 7 novembre 1917, les anarchistes, dont le
Goloss Trouda (La Voix du Travail, organe antisyndicaliste) est la
feuille la plus répandue, demeurent fidèles à leur credo négatif. Ils
écrivent cinq jours avant la bataille des rues:
"Nous ne croyons pas à la possibilité d’accomplir la révolution sociale par
le procédé politique... par la prise du pouvoir... "
Mais alors que faire? Que faire? Ils disent bien, dans le même article, qu’il
faut "ouvrir de nouveaux horizons créateurs à la révolution, aux masses, à
l’humanité... "
Oui, mais comment? Et d’abord que vont-ils faire eux-mêmes, l’insurrection
bolchevik étant prête? Le groupe anarchiste syndicaliste déclare adopter une
"attitude négative" envers l’action politique qui se prépare, mais être décidé
"si l’action des masses se déclenche à y participer avec la plus grande
énergie".
Les solutions anarchistes, par le "travail créateur des masses" à cette
heure, ne sont plus bonnes à rien; mais leur esprit révolutionnaire ne leur
permet pas une démission complète. Ils suivent le mouvement, avec humeur. L’un
des plus sérieux d’entre eux relate en ces termes ses impressions du soir de la
révolution prolétarienne: "Vers 11 heures du soir ... je me trouvai dans une des
rues de Petrograd. Elle était obscure et calme. Au loin, on entendait quelques
coups de fusil espacés. Subitement, une auto blindée me dépassa à toute allure.
De l’intérieur de la voiture, une main lança un gros paquet de feuilles de
papier, lesquelles volèrent en tous sens. Je me baissai et j’en ramassai une.
C’était un appel du nouveau gouvernement aux ouvriers et paysans, leur annonçant
la chute de Kerensky et, en bas, la liste du nouveau gouvernement des
’commissaires du peuple’, Lénine en tête. Un sentiment compliqué de tristesse,
de colère, de dégoût et, en même temps, une sorte de satisfaction ironique
s’emparèrent de moi. ’Ces imbéciles – s’ils ne sont pas tout simplement des
démagogues imposteurs – pensai-je – doivent s’imaginer qu’ils accomplissent
ainsi la Révolution Sociale! Eh bien, ils vont voir... Et les masses font
prendre une bonne leçon....’"19
"D’après la thèse libertaire – écrit encore Voline – c’étaient les masses
laborieuses elles-mêmes qui devaient par leur action vaste et puissante,
s’appliquer à la solution des problèmes reconstructifs de la révolution
sociale."
Tous les socialistes sont d’accord sur cette thèse qui n’est que la
paraphrase de leur commune devise: l’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre
des travailleurs eux-mêmes. Mais quand, dans un pays bouleversé de fond en
comble, on ne peut formuler que cette affirmation générale, on se réduit
soi-même à l’impuissance. Il ne suffit pas d’avoir des besoins et des
aspirations pour transformer la société; encore y faut-il des connaissances, des
idées claires, des capacités d’organisation et de sacrifice. Les masses russes
avaient-elles dans leur ensemble un degré suffisant de conscience et de
capacités révolutionnaires? La théorie anarchiste, s’en remettant à la seule
spontaneité des masses, eût été juste dans un pays si avancé qu’avant même
d’abolir la propriété privée des moyens de production, les travailleurs y
eussent été pénétrés d’une mentalité socialiste et pourvus d’une instruction les
rendant capables d’administrer la production. On était loin de compte en Russie.
Les masses savaient ce dont elles ne voulaient plus: du despotisme et de
l’exploitation. Elles savaient en gros ce qu’elles voulaient: la paix, la terre,
du pain, la liberté. Mais tous les partis révolutionnaires reunis (et il n’y
avait pas eu d’organisations syndicales tant soit peu influentes sous l’ancien
régime), rassemblant les éléments les plus conscients, les plus dévoués, les
plus instruits de la population, n’y formaient qu’un pourcentage dérisoire. En
leur accordant un demi-million de membres ou sympathisants – de valeur bien
inégale, car ces partis venaient de grossir démesurément en quelques mois – ils
ne représentaient qu’une minorité d’initiative de 0,3% environ. Sans
l’organisation bolchevik, il est infiniment probable que la faible spontanéité
révolutionnaire des masses eût été promptement réprimée par une autre minorité
sociale, celle de la contre-révolution menée par des généraux. La dictature du
prolétariat sauvait la Russie d’une dictature militaire.
On chercherait en vain dans l’abondante littérature anarchiste de l’époque
une seule proposition pratique: ce n’est qu’affirmations lyriques, hautes
revendications d’idéal. Comment assurer les transports, faire marcher les
boulangeries, reprimer les complots des officiers ? II taut agir sur l’heure.
Peu d’anarchistes, bientôt blâmés par la plupart de leurs camarades, entrent
dans les Soviets où leur esprit de liberté pourrait être si utile. La plupart
boudent. Quand il faut signer la paix de Brest-Litovsk, parce que le front s’est
désagrégé, parce que l’armée paysanne du tsar ne veut plus se battre (ici la
spontanéité des masses se manifeste avec éclat), parce qu’on a tenté
l’experience, préconisée par Trotsky, "ni paix ni guerre", et vu les
Austro-Allemands s’avancer partout où il leur à plu sans rencontrer de
résistance, les anarchistes syndicalistes de Pétrograd – le Goloss
Trouda, avec Voline – refusent de reconnaître l’odieux traité et prêchent la
guerre des partisans. Ils partent même pour la faire, dans les marais de
l’Ouest, laissent tomber leur journal et leur influence dans la capitale... Tout
leur espoir, ils le fondent sur "l’esprit révolutionnaire, lumière du monde". La
phrase est belle... Seulement, l’esprit révolutionnaire, n’étant point
désincarné, se nourrit de pain et ne saurait faire la guerre sans artillerie.
Les anarchistes de Moscou, dirigés par les frères Gordine, professaient, dans
leur quotidien L’Anarchie, une foi exclusivement humanitaire; ils avaient
des centaines, sinon des milliers de gardes noirs armés, disposant de clubs qui
étaient de véritables citadelles. Organises en plusieurs groupements sans
discipline commune, ils dénonçaient eux-mêmes, dans leur presse, les agissements
de leurs irresponsables, sans parvenir à les faire cesser. Ils se déclaraient
"contre les Soviets en principe, étant contre tout État", mais formaient, en
réalité, un petit État dans l’État, turbulent et trop armé. Ils furent désarmés
par la force, presque sans combat, dans la nuit du 11-12 août 1918, par ordre de
Trotsky et Dzerjinski. Les gardes noires disparurent; la presse et les groupes
végétèrent.20
Nestor Makhno Cette épopée des paysans anarchistes d’Ukraine fut longue, chaotique, semée
d’exploits, d’excès, de crimes, d’élans enthousiastes – magnifique et tragique.
Nestor Makhno s’y révéla une des plus remarquables figures populaires de la
révolution russe: chef des gens de la terre, organisateur d’une armée unique en
son genre, libertaire, quoique rudement disciplinée, dictateur à sa façon et
dénonçant sans cesse l’autorité comme le pire mal; créateur d’une stratégie
audacieuse qui lui permit de battre tour à tour les vieux généraux chevronnés,
élèves des anciennes écoles de guerre, et les jeunes généraux rouges; créateur
d’une technique nouvelle de la guerre des partisans, dont l’attelage, cabriolet
ou charrette – la tatchanka des campagnes petites-russiennes – portant
une mitrailleuse, était un des instruments. La confédération anarchiste du
Tocsin (Nabat) avec Voline, Archinov, Aaron Baron, Rybine (Zonov) donnait
au mouvement l’impulsion idéologique.
L’armée noire de Makhno a souvent été accusée d’antisémitisme. Des excès
antisémites, il y en eut en Ukraine sous tous les drapeaux: il n’y en eut pas où
les Noirs furent réellement maîtres de leur mouvement, les auteurs soviétiques
ont dû le reconnaître. On s’est plu, dans des publications communistes, à
dénoncer ce mouvement comme l’ayant été celui des paysans cossus. C’est faux. Un
travail assez consciencieux fait sous l’égide de la commission d’histoire du
parti communiste de l’U.R.S.S. établit que les paysans pauvres et moyens
formaient le gros des troupes de Makhno.21 On a reproché à ce
mouvement son caractère désordonné et ses excès; on l’a qualifié "banditisme".
Les mêmes reproches doivent à tout aussi bon droit être adressés à tous les
mouvements qui se disputèrent l’Ukraine: pas un ne fut pur d’excès.
C’était un mouvement, parfaitement viable, d’autonomie paysanne. Le
gouvernement bolchevik commit la lourde faute de le réduire par trahison. Il est
juste de constater que, de part et d’autres, l’hostilité psychologique était
irreductible. Les Noirs considéraient la "dictature des commissaires" comme une
forme nouvelle de l’autocratie et rêvaient de déchaîner contre elle la
IIIe Revolution, celle du peuple libertaire. Les Rouges considéraient
les partisans anarchistes et anarchisants comme un ferment de désorganisation
destiné à faire, au sein du nouvel État socialiste, le jeu de la
contre-révolution petite-bourgeoise, rurale au premier chef. Il y eut
d’innombrables torts réciproques. Makhno se rallia aux Rouges contre les Blancs,
fut mis ensuite hors la loi, puis reconnu de nouveau par le pouvoir des Soviets.
Les plus grands torts, en tout cas, doivent être reconnus aux plus forts. Et
ceux-ci suivaient déjà la pente glissante de l’État autoritaire.
Trotsky relate, dans un document récent, qu’il envisagea avec Lénine de
reconnaître aux anarchistes un territoire autonome. A cette solution équitable,
les paysans libertaires de Goulaï-Polié avaient bien droit. On la leur promit.
Les choses prirent une tout autre tournure...
L’armée blanche du général baron Wrangel prononce au cours de l’été 1920 une
offensive victorieuse dans le Midi de l’Ukraine. Une délégation du Comité
central du parti bolchevik vient alors offrir à Makhno de s’unir contre l’ennemi
commun. L’accord est signé le 15 octobre 1920. Tous les anarchistes emprisonnés
sur le territoire soviétique "excepté ceux qui ont combattu le pouvoir des
Soviets les armes à la main" doivent être libérés. Pleine liberté de propagande
leur est assurée. L’armée des partisans s’incorpore aux forces rouges en gardant
sa formation propre. C’est signé pour les Rouges: le commandant du front sud,
Frounzé, les membres du Conseil révolutionnaires du front: Bela-Kun, Goussev.
Pour les Noirs: Kourilenko, Popov.
Les opérations communes amènent une prompte victoire sur Wrangel.
"Les gens de Makhno comprirent alors que l’accord ne durerait plus longtemps.
Dès que l’on apprit à Goulaï-Polié que Karetnik et ses partisans, entrés en
Crimée, marchaient sur Simféropol, Grigori Vassilevski, collaborateur de Makhno,
s’écria: ’C’est la fin du traité! Je vous certifie que les bolcheviks vont nous
attaquer dans une semaine!’"22
En effet, les anarchistes, récemment sortis des prisons, et qui préparaient,
sur la foi de l’accord passé avec Frounzé, un congrès, sont brusquement arrêtés
en novembre dans la Russie entière. Les Noirs, assaillis en Crimée par les
Rouges, se défendent; quelques centaines d’entre eux, conduits par Martchenko,
réussissent à forcer le cercle de feu et à rejoindre Makhno; >P>"Le chef
de l’armée des partisans, Karetnik, fut invité par le commandement soviétique à
se rendre à Goulaï-Polié et arrêté, par trahison, en chemin. Le chef
d’état-major en campagne Gavrilenko, plusieurs membres de l’état-major et
commandants d’unités furent invités à une conférence et arrêtés. Tous furent
passés par les armes."23
Le 26 novembre, Nestor Makhno, disposant à Goulaï-Polié de 2.500 hommes
environ, cavaliers et fantassins, fut cerné par des troupes rouges de beaucoup
supérieures en nombre. Les journaux soviétiques publiaient un ordre de Frounzé
lui enjoignant de s’incorporer à l’armee rouge, l’accusaient de rébellion, de
banditisme, de connivence avec Wrangel et annonçaient sa mise hors la loi,
Makhno réussit à s’ouvrir un chemin et se retira en combattant vers le Dnieper.
Une division de la cavalerie de Boudienny se rallia à lui. La jambe cassée, il
commandait étendu dans une charrette. Ses paysans se battirent au cri: "Vivre
libres ou mourir en combattant." Ils répandaient dans les villages, des tracts
sur "les Soviets libre". Traqués par les Rouges, se battant chaque jour, les
Noirs s’épuisaient.
Makhno décrit lui-même, dans une lettre, les dernièrs moments de sa lutte:
"Que faire? Je ne pouvais pas tenir en selle ni même m’asseoir dans la
venture et je voyais, à cent mètres derrière moi, d’indescriptibles mêlées de
cavaliers. Les gens ne se faisaient tuer que pour me sauter. L’ennemi était cinq
ou six fois plus nombreux que nous... Je vois venir les cinq mitrailleurs de la
Luys, commandés par Micha, du village de Tchernigovka, près Berdiansk. Ils me
disent: ’Batko, la cause de notre organisation paysanne a besoin de vous... Nous
allons nous faire tuer, mais nous vous sauverons et ceux qui vous gardent avec
vous; n’oubliez pas de le faire savoir à nos families.’ Plusieurs m’embrassèrent
et je ne les revis plus. Leva Zinkovski me transporta dans ses bras et me coucha
dans une charrette de paysan. J’entendais crépiter la mitrailleuse Luys et
éclater les bombes. Les mitrailleurs couvraient la retraite. Nous fîmes environ
quatre kilomètres et passâmes une rivière. Les mitrailleurs sont
morts."24
Harcelé par la cavalerie de Boudienny, Makhno franchit le Dniester en août
1921 et se réfugia en Roumanie. Après avoir été interné en Roumanie et en
Pologne, il obtint l’asile en France; il est mort, ouvrier d’usine, à Paris.
A qui incombe la responsabilité de cet étranglement d’un mouvement paysan,
foncièrement révolutionnaire, que le pouvoir central venait de reconnaître Au
bureau politique de Lénine et de Trotsky? Au gouvernement des Soviets d’Ukraine,
alors présidé par Racovski? A l’armée de Frounzé où se trouvait à ce moment
Bela-Kun, connu pour sa fourberie? A tous sans doute, dans des mesures qu’il
importerait de connaître. Principalement à l’esprit d’intolérance dont le
bolchevisme se montre de plus en plus animé à partir de 1919: monopole du
pouvoir, monopole idéologique, la dictature des dirigeants du parti tendant déjà
nettement à se substituer à celle des Soviets et du parti même. Cette perfidie
fut en tout cas une grande faute. Désormais un fossé s’est creusé entre
anarchistes et bolcheviks, qu’il ne sera pas facile de combler. La synthèse du
marxisme et du socialisme libertaire, si nécessaire et qui pourrait être si
féconde, est pour longtemps devenue impossible.
L’altruisme libertaire A la différence des tenants de toutes les autres idéologies – quelques formes
de la pensee religieuse et les formes ardentes du communisme exceptées – les
anarchistes cherchent à vivre en accord avec leurs idées. L’anarchisme demeure,
même dans ses négations les plus absolues, une morale vécue. J’ai connu de
jeunes illégaux individualistes – "sans scrupules conscients", disaient-ils
eux-mêmes – qui se firent tuer par solidarité, pour ne pas lâcher les copains. A
l’autre pôle de l’anarchisme, le vieux Kropotkine finit sa longue vie, près de
Moscou, en écrivant L’Éthique. Tout au début de sa carrière
révolutionnaire, il demandait:
"La lutte pour la vérité, pour la justice, pour l’égalité, au sein du peuple
– que voulez-vous de plus beau dans la vie."25
Les sources morales de la pensée révolutionnaire marxiste sont peu
différentes. Rapprochons de ces mots de Kropotkine ces lignes de Trotsky: "...
Sous les coups implacables du sort, je me sentirais heureux comme aux aux
meilleurs jours de ma jeunesse, si je contribuais au triomphe de la vérité. Car
le plus haut bonheur humain n’est point dans l’exploitation du présent, mais
dans la préparation de l’avenir." (L. Trotsky: Les crimes de
Staline. Grasset.) L’éthique anarchiste met l’accent sur la révolte de la
personne; l’éthique marxiste se subordonne à l’accomplissement de la nécessité
historique. La première aboutit à une sorte de personnalisme; la seconde à une
technique révolutionnaire.
La loi intérieure des révoltés anarchistes les ramène aux formes classiques
de l’altruisme, mais c’est à la pointe du combat; et comme elle procède de
complexes moraux et psychologiques qui tendent tous les ressorts de l’être, elle
va facilement jusqu’au bout d’elle-même, supérieure à la défaite comme
l’infortune personnelle. Détachons une page d’Élisée Reclus, 26
quelques lignes de Vanzetti:
"Je me souviens, comme si je la vivais encore, d’une heure poignante ma vie
où la foie profonde d’avoir agi suivant mon coeur et ma pensée se mêlait à
l’amertume de la défaite. Il y a vingt ans de cela. La Commune de Paris était en
guerre contre les troupes de Versailles, et le bataillon dans lequel j’étais
entre avait été fait prisonnier sur le plateau de Châtillon. C’était le matin,
un cordon de soldats nous entourait et des officiers moqueurs venaient fairs les
beaux devant nous. Plusieurs nous insultaient; un d’eux qui, plus tard, devint
sans doute un des plus élégants pasteurs de l’Assemblée pérorait sur la folie
des Parisiens: mais nous avions d’autres soucis que de l’écouter. Celui des
officiers qui me frappa le plus était un homme sobre de paroles, au regard dur,
à la figure d’ascète, probablement un hobereau de campagne élevé par les
Jésuites. Il passait lentement sur le rebord abrupt du plateau et se détachait
en noir comme un vilaine ombre sur le fond lumineux de Paris. Les rayons de
solell, naissant s’épandaient en nappe d’or sur les maisons et sur les dômes:
jamais la belle cité, la ville des résolutions, ne m’avait paru plus belle!
’Vous voyez votre Paris!’, disait l’homme sombre, en nous montrant de son arme
l’éblouissant tableau: ’Eh bien, il n’en restera pas pierre sur pierre.’"
Vanzetti, condamné avec Sacco à l’électrocution, répond le 9 avril 1927 au
juge Thayer:
"Si cette chose n’était pas arrivée, j’aurais passé toute ma vie à parler au
coin des rues à des hommes méprisants. J’aurais pu mourir inconnu, ignoré: un
raté. Ceci est notre carrière et notre triomphe. Jamais, dans toute notre vie,
nous n’aurions pu espérer faire pour la tolérance, pour la justice, pour la
compréhension mutuelle des hommes, ce que nous faisons aujourd’hui par hasard.
Nos paroles, nos vies, nos souffrances ne sont rien. Mais qu’on nous prenne nos
vies, vies d’un bon cordonnier et d’un pauvre coeur de poisson, c’est cela qui
est tout! Ce dernier moment est le nôtre. Cette agonie est notre
triomphe."27
Cette force morale, dont les sources sociales sont profondes, la faiblesse
intrinsèque de 1’idéologie anarchiste ne l’amoindrit pas. Elle offre peu de
prise à la critique doctrinale. Elle est. Si le socialisme libertaire qu’elle
anime serait suffisamment, à la laveur des expériences que nous vivons, pour
s’assimiler largement l’acquis du socialisme scientifique, cette synthèse
assurerait aux révolutionnaires d’une efficacité incomparable.
1. Proudhon: Lettres (Grasset, 1929).
2. Paul Louis: Hist. du socialisme en France (Rivière).
3. Kropotkine: Le salariat.
4. Paul Louis: Hist. du socialisms en France (Rivière).
5. Franz Mehring: Karl Marx, p. 327, d’après l’édition russe de
1920, mise au pilon en U.R.S.S.
6. Voir le ch. XVIII (Michel Bakounine) du Karl Marx de
B. Nikolaievsky et 0. Menchen-Helfen (Gallimard).
7. Note sur l’État et l’anarchie dans Contre l’anarchisme
(K. Marx et F. Engels) (Bureau d’éditions).
8. Encyclopédie anarchiste, t. I, p. 59, Anarchie.
9. Sébastien Faure: Ouvr. cité, p. 84.
10. Aaron Baron est emprisonné en U.R.S.S. depuis dix-neuf ans. Les
délégations de la C.N.T.-F.A.I. envoyées à Moscou ont-elles songé a s’enquérir
du sort de ces hommes?
11. Esprit, no 55, 1er avril 1937,
Méditation sur l’anarchle.
12. E. Armand: L’Initiation anarchiste individualiste (éd. de
L’En-dehors, Orléans), p.21. L’auteur établit ainsi la filiation de
l’anarchisme: "Prométhée, Satan, Épictète, Diogène, Jésus même peuvent être
considérés, à différents points de vue, comme des types d’anarchistes
antiques... " (p. 19). Pourquoi pas le Créateur (hypothétique) du désordre
universel?
13. F. Brupbacher: Introduction à la Confession de Bakounine,
p. 28 (Rieder).
14. Je cite de mémoire.
15. Bakounine: Confession, p. 169-170 (Rieder.)
16. Je demandai, au début de la guerre civile en Espagne, à un camarade de la
F.A.I., si l’on avait songé à donner aux miliciens une education politique, à
nommer à cette fin des commissaires au front, a créer des écoles de
combattants... "Nous ne voulons pas faire de politique, me répondit-il. – Une
oeuvre d’éducation philosophique, peut-être... "
17. F. Engels: Les Bakounistes au travail, mémoire sur l’insurrection
d’Espagne de l’été 1873.
18. N. Lénine: L’État et la Révolution, ch. VI.
19. Voline: La révolution russe, dans L’Encyclopedic
anarchiste, t. IV.
20. Voir Victor Serge: L’An I de la Révolution russe, ch. VIII,
le désarmement des anarchistes; et aussi, Anarchie el démocratie
soviétiques (Librairie du Travail).
21. Koubanine: Le mouvement Makhno (en russe, Librairie de
l’État – En Français: Archinov: Histoire du mouvement makhnoviste
(Libertaire). L’auteur de ce livre, ancien compagnon de Makhno, s’est rallié à
Stalin en 1935.
22. Archinov, Ouvr. cité.
23. On raconte que Voroschilov, au cours de ces combats, fit fusiller
l’anarchiste Radomysslski – le frère de Zinoviev...
24. Cité par Archinov.
25. P. Kropotkine: Aux jeunes gens (Libertaire).
26. Élisée Reclus, Évolution et Révolution (Libertaire).
27. Lettres de Sacco et Vanzetti (Grasset).
Les
bakounistes subissent, en 1873, en Espagne l’épreuve du feu. Seulement, comme il
est de règle, les disciples ne valent pas le maître. Paralyses par leurs propres
formules. Le roi Amédée s’en va, l’insurrectlon carliste éclate au pays basque.
Des soulèvements spontanés assurent dans la plupart des villes une facile
victoire aux républicains intransigeants et aux bakounistes. Seville, Cordoue,
Grenade, Malaga, Cadix, Alcoy, Valence, Murcie, Carthagène, se veulent communes
libres. La commune de Carthagène ou "canton souverain", allait résister plus de
cinq mois, de fin juillet 1873 au 11 janvier 1874. Les cantons révolutionnaires
furent soumis l’un après l’autre. Engels a donné une analyse, peut-être
partiale, probante en tout cas des causes de cette défaite qui allait amener une
restauration monarchique. Les Alliancistes – membres de l’Alliance démocratique
de Bakounine – repoussaient l’action politique;16 ils s’abstinrent de
participer aux elections à la Constituante, "contribuant par là à ce que fussent
élus presque exclusivement des bourgeois républicains". "Des que les événements
mettent le prolétariat au premier plan, constate Engels, l’abstention devient
une ineptie tangible et l’intervention active de la classe ouvrière une
nécessité incontestable." Cette ineptie ne fut pas la seule. Au plus fort de la
lutte, les bakounistes barcelonais, toujours pleins d’aversion pour la lutte
politique, n’appelèrent les ouvriers qu’a la grève générale; ils ne voulurent
pas prendre le pouvoir. (La victoire eût été pour ainsi dire décidée par
l’adhesion de Barcelone, mais Barcelone ne bougea pas". Et la Solidarité
révolutionnaire écrivit: "La révolution est en permanence sur la place
publique... "
L’influence anarchiste est souvent grande en
Russie, au début de la révolution; mais il se trouve que les événements posent à
chaque heure, inexorablement, la seule question capitale à laquelle les
anarchistes n’aient point de réponse: celle du pouvoir. Le tsar abdique devant
la classe ouvrière et la garrison insurgée de Petrograd. A qui le pouvoir? Un
Gouvernement Provisoire (bourgeois) se crée, à côté du Soviet ouvrier. Il y a
deux pouvoirs. Après les émeutes de juillet, Lénine, caché dans une hutte de
berger, en Finlande, aborde le problème des problèmes en se niettant à écrire
L’État et la révolution. L’objection anarchiste le préoccupe tout autant
que l’autoritarisme routinier du socialisme. Ce sont deux écueils mortels.
Lénine entend rendre justice aux anarchistes, traités naguère de bandits par
Plekhanov – et par nombre d’autres mandarins du réformisme international. "Le
marxisme avili par les opportunistes", ne comprend rien au probleme de l’État.
L’anarchisme non plus:
L’anarchisme russe devait cependant faire preuve
d’une étonnante vitalité, mais loin des grands centres industriels, dans les
régions agricoles de l’Ukraine. C’est là, entre le Don et le Dnieper, dans la
petite ville rurale de Goulaï-Polié, qu’un ancien forçat anarchiste, Nestor
Makhno, forma au cours de l’été 1918 une de ces innombrables bandes de paysans
insurgés qui se mirent à faire aux Austro-Allemands la guerre de partisans.
L’Ukraine entière s’était levée; la démobilisation lui fournissait des armes en
abondance; elle avait son blé à défendre, sa liberté à conquérir. Mahkno se
battit aussi contre le Directoire nationaliste de Siméon Petlioura. Défendant
l’indépendance des paysans, il allait bientôt se battre contre les Rouges,
c’est-à-dire contre le pouvoir centralisé des Soviets. Defendant la révolution,
il allait harceler sans cesse les Blancs tour à tour commandés par Denikine et
Wrangel. Son armée noire a rendu, il faut le dire, à la révolution russe,
d’inoubliables services. En 1919, pendant que le général Denikine, entré à Orel,
menaçait Toula, arsenal de la République des Soviets et dernière étape avant
Moscou, Nestor Makhno coupait ses communications, lui désorganisait l’arrière,
provoquait son effondrement. En 1920, pendant que Frounzé, Toukhatchevski et
Blücher forcent Pérekop, clef de la Crimée, pour y vaincre le baron Wrangel,
Semen Karetnik et Martchenko, lieutenants de Makhno (demeuré à Goulaï-Polié, car
il se méfiait avec raison), forçaient le détroit de Sivach sur la glace, se
ruaient en Crimée blanche, entraient à Simféropol.
La valeur rationnelle d’une doctrine n’est
pas, en réalité, essentielle à son efficacité. Jusqu’ici, des doctrines
irrationnelles, ne résistant guère à la critique, ont joué dans l’histoire le
rôle le plus décisif. L’anarchisme, en dépit des travaux consciencieux de
Kropotkine et de Reclus qui, d’ailleurs, se rapprochèrent du socialisme
marxiste, se présente à nous avec un ensemble d’idées utopiques et idéalistes
que l’on n’a sans doute pas tort de rattacher à l’esprit de la petite production
antérieure à la grande industrie moderne. Sous ces idées vivent profondément des
complexes affectifs et instinctifs résultant de tout notre passé historique.
L’esprit de liberté, avec ce qu’il implique de dignité, de générosité, de
grandeur morale, de stimulant à l’action, fait la valeur réelle de l’anarchisme.
Réalité dépassant de beaucoup en importance la démarche hésitante et naïvement
suffisante d’une pensée peu scientifique.
Notes